Le lecteur des fictions étranges de Giorgio Manganelli sera déjà familier de la
figure du Bouffon, personnage qui serait le lieu naturel de la littérature et de
toute invention d'histoires. Mais il lui aura fallu attendre le présent ouvrage
pour voir le Bouffon se présenter directement sur la scène et parler de bout en
bout dans un roman qui contient en soi maints romans (dont un irrésistible roman
d'espionnage). Comme si la voix narratrice, qui se prétend celle d'un
"chansonnier des lettres", était aussi celle d'un marchand qui déploie de
somptueuses étoffes pour charmer (ou duper ?) le client... Et le Bouffon ne peut
avoir qu'un seul client, son éternel adversaire : le Tyran, dont le lecteur -
chaque lecteur - n'est qu'une des innombrables doublures. Ainsi s'affirme
souverainement, à nouveau, l'idée de la littérature que ne cessa de défendre
l'un des écrivains majeurs de notre modernité : "La littérature étant complexe,
et donc non simplifiable, est obscure de par sa nature ; non pas difficile, non
pas énigmatique, mais élusive, hallucinatoire, mystérieuse."