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Le 4 octobre 1936, a lieu, sur la scène de l’Opéra de Budapest, la première
représentation de l’Orfeo de Claudio Monteverdi, dirigé par Sergio Failoni.
L’écrivain hongrois Miklos Szentkuthy, âgé de 29 ans, y assiste. Ainsi qu’aux
sept représentations qui suivent. L’année suivante, il visite à Venise une
grande exposition consacrée au Tintoret. Bouleversé, il revient à Budapest mais
retourne derechef dans la cité lacustre en compagnie de son épouse pour
l’admirer une seconde fois. Revenant plus tard sur ces expériences, Miklos
Szentkuthy convint lui-même qu’elles constituèrent des tournants décisifs dans
l’élaboration de ce qui allait devenir l’œuvre d’une vie, Le Bréviaire de
Saint-Orphée. Décisifs et reconnaissables comme tels mais évidemment, et du
propre aveu de l’auteur, pas uniques. Car le Bréviaire, opus magna dont nous
entamons ici la première édition française intégrale, puise à tant de sources
que les identifier toutes serait l’expérience d’une vie entière, l’exégète
engageant avec le texte un pas de deux que chaque découverte viendrait relancer,
inépuisablement. Jacques de Voragine, John Cowper Powys, Jérôme Bosch, Simone
Weil, Charles Dickens, Jean de la Croix, les mathématiques, les dictionnaires de
biologie, la poésie anglaise… Chaque pan que dissimule une partie du Bréviaire
en révèle tant d’autres que rien ne paraît s’en dégager de rassembleur. Non que
le plaisir de le lire en soit jamais atténué, mais cette impossibilité de lui
attribuer une bannière, de le placer sous patronage, confère à ce Bréviaire,
l’image d’un grand bazar, un catalogus rerum baroque. Seul resterait alors,
unifiant ses maniérismes, son titre, énigmatique : Le Bréviaire de Saint-Orphée.
Si la figure d’Orphée fascine, si l’on peut aisément comprendre le désir d’un
poète, d’un artiste de se placer sous le patronage du mythique joueur de lyre,
quel besoin de le sanctifier ? Et au-delà du besoin, n’y peut-on voir un
forçage, voire presque une figure oxymorique ? Car Orphée, c’est à première vue
l’exact opposé d’une religion chrétienne vécue selon ses dogmes : c’est le
paganisme mâtiné d’animisme ; c’est la fièvre des corps ; c’est l’appel lascif
de la musique profane. Sanctifier Orphée ? Plus encore qu’un forçage ou qu’une
figure de style, c’est un blasphème ! Mais si, précisément, le blasphème n’était
plus le contraire de la prière ? Si le blasphème faisait partie de la prière ?
Non comme contestation interne à elle-même mais réellement comme partie
prenante. En étant l’une de ses expressions sincères et profondes, en la
constituant et l’achevant. Sanctifier Orphée, et donner à lire son Bréviaire,
serait alors conjuguer la harpe du poète et le bâton du pèlerin. L’un ne serait
plus irréductible à l’autre. Le recours au blasphème devient alors l’occasion
d’un retour à ce qui fonde la prière. De même qu’on s’est beaucoup échiné à
clore hermétiquement les espaces religieux et profanes, on a souvent pris le
parti du corps en prétendant qu’il avait été oublié. Le même valant pour ce
qu’on lui opposa de tous temps : la raison. L’opposition classe le réel – elle
ne l’approche pas. Sanctifier Orphée, c’est nous rappeler que le contraire est
une construction. Que l’épuisement du réel ne peut reposer sur un choix de
sujets construits comme des contraires. Et qu’il convient d’en appeler à chacun
de ses aspects pour embrasser la réalité dans son infinie complexité. C’est le
propre de toute grande œuvre que, à défaut d’y réussir, du moins d’y tendre.
Dans ces figures de Monteverdi ou du Tintoret, de Casanova ou d’Ignace de
Loyola, dans cette procession de figures historiques, dans cette gigantesque et
éblouissante mascarade, se dresse rien de moins qu’une des tentatives les plus
géniales de dresser le monumental et fantomatique catalogue des questions.
Écrire Saint-Orphée, c’est écrire qu’on se propose de saisir le réel dans sa
totalité. Comme l’écrit Miklos Szentkuthy, «je suis un homme avide de réalité:
je veux la voir, la toucher, la percevoir – à n’importe quel prix! – et surtout,
l’exprimer dans toute sa plénitude!»
En marge de Casanova
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