Enfin soustrait à l’ombre de Marguerite Duras, Dionys Mascolo se détache de plus
en plus comme l’un des penseurs décisifs de notre époque, à la mesure de sa
discrétion même. Il est vrai que, dans cette vaste société de cour que demeure
la France démocratique, on a coutume de négliger ceux qui négligent d’organiser
leur propre promotion. Je suis ce qui me manque rend pleinement justice aux
qualités de penseur, de poète et de styliste de Dionys Mascolo, dans une
écriture plus directe que celle de l’œuvre publiée à ce jour. Extraits des
carnets qu’il a tenus durant soixante ans, de 1938 à sa mort en 1997, ces
fragments dessinent une possibilité de vie à la hauteur de notre temps, tant la
configuration existentielle de l’époque a peu changé depuis les années 1930 - et
pour cause. Ce sont les réflexions, les choses vues, les perceptions fulgurées,
les aphorismes d’un homme confronté à l’Occupation, à la Libération, au
surréalisme, au socialisme stalinien, à la décolonisation, au gaullisme, à mai
68, à la glaciation des années 1980, à la musique, à l’amour, à l’ennui, au
dégoût, au besoin, à la révolution, au désir de mourir, au milieu littéraire, au
lever du jour, à Stendhal. D’un fragment l’autre s’élabore au fil des pages un
art de vivre qui ne cède rien à l’époque, et qui fait voir en creux ce que le
communisme véritable, le communisme toujours possible doit à l’intransigeance la
plus irréconciliée sur la sensibilité comme sur la pensée. Le lecteur trouvera
là une sorte de vade-mecum venu à lui de l’autre siècle afin de s’extraire de la
confusion opportune et du nihilisme bien réel par quoi se survit cette
civilisation faillie. Au moment où le dispositif que forment ensemble le
gauchisme et l’extrême droite se referme sur nous pour nous dérober tout air
respirable, Dionys Mascolo nous livre là, pépite de pensée après cristal
d’affect, une voie de sortie mûrement réfléchie et intimement vécue – hors du
capital, hors de l’idéologie, hors de la mauvaise conscience, hors de la
politique. C’est à l’intelligence et à la poursuite d’un tel chemin qu’est
consacrée la postface proposée par Julien Coupat et Đỗ Văn Nghĩa à ces textes
inédits qu’ils ont établis et assemblés.