Les idéaux du progrès ont été l'élément essentiel de la philosophie bourgeoise
des Lumières, déployée sous la bannière de la Raison. Au XXᵉ siècle, le progrès
scientifique et technique était de ce point de vue suffisamment avancé pour
qu'un monde sans famine, sans guerre et sans oppression cessât d'appartenir au
domaine de l'utopie. Or les grandes innovations de l'ère moderne ont été payées
"d'un déclin croissant de la conscience théorique". La domination de la société
sur la nature s'est accompagnée d'une évolution qui n'attache de prix qu'à ce
qui est immédiatement utilisable, techniquement exploitable. Les principes de
vérité, de liberté, de justice, d'humanité ont perdu leur réalité pour devenir
de simples mots. Du même coup, l'ambition de réaliser ces principes dans le
monde social s'est vidée de sa substance. Dans ce texte matriciel de ce que l'on
appelle "l'École de Francfort", Horkheimer (1895-1973) et Adorno (1903-1969)
analysent comment cette autodestruction de la Raison ne peut que se poursuivre à
l'avenir et engendrer de nouvelles formes de totalitarisme - à moins que
l'ambiguïté qui réside au coeur de la notion de progrès ne soit enfin clairement
reconnue et sans cesse surmontée.