La narratrice de ce nouveau roman de Cécile Wajsbrot, une femme, traductrice,
s’isole à Dresde pour traduire « Le temps passe », partie centrale de La
Promenade au phare, de Virginia Woolf, dans laquelle la romancière anglaise
tentait d’écrire le temps pur en évoquant ses effets: la dévastation progressive
d’une maison devenue inhabi- tée. Tandis que nous la voyons habiter peu à peu le
texte et les lieux, et s’immerger dans les arcanes de la traduction, les
fantômes qui peuplent la ville étrangère et ses propres fantômes intérieurs ne
tardent pas à resurgir et à se mêler à son travail. Ainsi le thème de la
dispari- tion récente d’une amie écrivain dont le souvenir la hante s’entretisse
au journal dans lequel elle note au jour le jour — comme on ne l’avait sans
doute jamais fait jusqu’ici dans une fiction—, les réflexions qui naissent des
tâtonnements, des doutes suscités par la progression de son travail et par la
tentative de s’approcher au plus près de la créa- tion d’un écrivain d’une autre
époque, dans une langue autre. La lecture-commentaire de ce texte sur la
dévastation du temps et la vie de la traductrice dans une ville jadis dévastée
de la guerre ne font qu’un, sont intimement liés, retentissent sans cesse l’un
sur l’autre. Un peu comme dans Mémorial, où, relatant un voyage en Pologne sur
les traces de sa famille, elle parvenait à rendre une voix aux âmes des
disparus, Cécile Wajsbrot réussit ici à rendre parfaitement justes, naturelles,
les soudaines apparitions de l’amie disparue: on est trou- blé, ému, la grande
réussite du roman est qu’à aucun moment cela ne paraisse forcé. Comme souvent,
dans cette œuvre, des thèmes secon- daires viennent s’intercaler en contrepoint
ou même au sein du récit principal et en accroître la résonance. Il en va ainsi
des pages qui évoquent la High Line, à New York, pour évoquer un autre type de
métamorphose engendrée par le passage du temps. Mais il faudrait citer aussi
d’autres leitmotive : ainsi la catastrophe de Tchernobyl, qui est comme une
accélération à plus grande échelle de la dévastation décrite dans « Le temps
passe » ; ou, a contrario, un thème qui tra- verse tout le récit comme l’image
même du rôle de l’écrivain, ou de sa traductrice: celui des cloches (et, plus
généralement, de la musique) qui avertissent de l’imminence du désastre ou,
après que celui-ci a eu lieu, subsistent comme les derniers vestiges d’une vie
humaine dans les villes englouties.