Paru en 1891, Perdu à jamais [Unwiederbringlich en allemand] consti- tue avec
Effi Briest et Le Stechlin l’un des plus beaux récits de Theo- dor Fontane
(1819-1898) dans lequel Thomas Mann puis, plus tard, Günter Grass s’accordèrent
pour reconnaître le plus grand romancier allemand du xixe siècle. Située dans la
province du Schleswig-Holstein (alors objet de querelle politique et militaire
entre la Prusse et la Dane- mark) ainsi qu’à Copenhague, cette histoire d’amour
à la conclusion tragique permet au lecteur d’admirer non seulement la maîtrise
avec laquelle le récit est construit et mené mais aussi, et surtout, le génie
avec lequel Fontane déploie un art de la conversation dont il n’est guère
d’exemple en France avant Le Côté de Guermantes. Roman de société, Perdu à
jamais est simultanément le tableau de la dégradation progres- sive d’une union
conjugale dans laquelle les valeurs amoureuses aussi bien que les valeurs
morales, sont ressaisies dans un équilibre qu’on ne peut qu’admirer. Si Fontane
tient en effet la gageure d’accompagner ses protagonistes, le Comte Helmuth Holk
et son épouse, Christine, sans jamais se départir d’une sorte de neutralité
bienveillante capable de rendre justice à l’un et à l’autre, et sans jamais
permettre à son récit de verser dans des jugements unilatéraux, son sens de la
magie roma- nesque fait apparaître en même temps toute l’action dans une lumière
aussi mélancolique que séduisante. Si les personnages évoluent dans des sphères
à la fois élevées et différenciées (le château solitaire de Holkenäs près de
Flensbourg et la cour de la vieille princesse Marie Éléonore du Danemark), le
feuilleté social n’en est pas moins respecté grâce à la présence de personnages
secondaires (les enfants du couple, les pasteurs, les domestiques) dont le
relief s’impose aussi et contribue à rendre le récit inoubliable.