"Un regard sur l'accueil fait aux Élégies dans les années 20 s'impose. On
constate avec étonnement que les interprétations divergent d'une manière extrême
: les uns, tous ceux qui sont proches de Rilke, admirent la continuité,
autrement dit, la victoire de Rilke sur le "temps funeste" de la grande guerre.
C'est comme si les Élégies avaient guéri la plaie créée par la catastrophe
historique. D'autres s'offusqueront du fait que le monument rilkéen ne porte
aucune trace de la déchirure du monde occidental. D'autres encore, notamment la
génération perdue de la guerre, allaient considérer, en dépit des faits, les
Élégies comme l'expression majeure de cette crise aiguë de l'histoire. C'est
ainsi que la Sixième Élégie (L'élégie du héros), pourtant rédigée dans sa
majeure partie dès 1912/1913 (à Duino, Ronda et Paris), enfanta l'image d'un
Rilke "héroïque" cristallisant les expériences de la guerre. "La tessiture
primitive de l'âme" (Urtext der Seele), la grande scène des archétypes, le
théâtre intérieur de Rilke se heurtèrent donc bien aux discours idéologiques de
l'époque dont parlait Musil. Rilke "apolitique" et "atemporel" ? Même si une
interprétation de l'oeuvre comme miroir de son temps peut paraître inadaptée, il
faut néanmoins tenir compte du fait que les Élégies et les Sonnets posent la
question de l'être humain à l'époque du nihilisme. Les difficultés du texte
viennent essentiellement du fait que tous les systèmes d'orientation
traditionnels et identifiables ont disparu du texte. "Étrange de voir ainsi que
tout ce qui se rattachait, librement vole de ci de là, dans l'espace sans lien"
(Première Élégie). Tout ce qui est dit du positionnement des morts peut être mis
en relation avec la situation de l'homme après l'annonce par Nietzsche de la
mort de Dieu. Il s'agit d'une tentative extrême de trouver la place de l'homme -
son temps et son lieu ("emplacement, site, gîte, sol, domicile", Dixième
Élégie). Les Élégies sont l'une des grandes manifestations de l'expérience de la
"solitude" (Nietzsche) et de l'absence d'un "chez-soi transcendantal" (Lukacs,
La théorie du roman)." Gerald Stieg.