« Personne » – telle est la fameuse réponse qu’Ulysse, prisonnier du cyclope
Polyphème, fit à son geôlier lorsqu’il lui demanda son nom. Mais, derrière la
ruse et le calembour par lequel, en grec, Ulysse ne modifie qu’à peine son nom
pour le masquer, se cache, on l’imagine, la leçon du mythe homérique. Personne,
tel est peut-être l’aveu du véritable nom du sujet de la scène primitive qui ne
cessera de hanter l’Occident : la scène du long périple, de la traversée du
néant, du passage par la mort et du retour à soi dans l’affirmation d’une
identité enfin retrouvée. Ce sujet, le sujet – telle est l’hypothèse de ce
livre – est l’hypothèse même de l’Occident, sa supposition, voire son suppôt, ce
qui le détermine et le soutient dans sa quête effrénée d’identité. Qui ne le
soutient pas à la manière d’une chose, mais, justement, comme celui qui n’est
rien (pouvant par conséquent devenir tout), qui est comme personne, comme le
vide même de l’existence : un vide qui attire le grand sujet de l’histoire comme
le petit sujet de l’économie marchande et qui creuse l’horreur coloniale des
récits de Conrad, Au cœur des ténèbres, par exemple. Cette question ne peut pour
Philippe Lacoue- Labarthe être simplement le thème d’une profonde réflexion
philosophique. La philosophie, ce mode de pensée inventé en Grèce à la fin de
l’Âge classique et dont nous sommes toujours tributaires fait l’imparable
constance de ce qu’on appelle « Occident » et le soutient jusqu’à s’épuiser avec
Nietzsche dans ses dernières grandes thèses sur l’être comme sujet et volonté de
volonté. À ce titre, la philosophie ne peut être quitte de la violence de
l’expansion militaire et technique de l’Occident pas plus qu’elle ne peut offrir
la chance d’une sortie hors de la clôture à laquelle celui-ci se condamne. Les
textes qui composent ce volume posthume initialement paru en 2012 sont autant de
tentatives d’affronter cette limite qui fait paroi, et une paroi trop opaque, ou
trop réfléchissante. Chacun, identifiant à sa manière philosophie et Occident,
se tient sur leur limite et s’attache à réduire l’opacité de la paroi : la
laminer. Chaque texte cherche à entrevoir un dehors et à faire droit à ce qui ne
peut pas vraiment prendre la forme d’une question : celle de l’existence. Parmi
eux, des conférences au Bénin, en Tunisie, un entretien avec un interlocuteur
japonais – autant d’occasions pour une remise en cause qui ne craint pas le
risque de l’exposition, et qui laissent entrevoir derrière l’enjeu de pensée, la
voix de Philippe Lacoue-Labarthe et sa recherche du lieu juste pour une parole à
la fois fragile et radicale.